Exemple d'une production auto-suffisante (ou presque), ferme des Artigues, Haut-Médoc
L’architecture n’est pas qu’une projection de l’espace en deux ou trois dimensions, elle est aussi nécessairement une projection dans le temps, créant par la même un lien indestructible avec la sphère politique.
Même lorsqu’elle se veut dépolitisée, elle reste une réponse en creux à des problématiques politiques inavouées. La dimension prospective en architecture est par conséquent essentielle pour ouvrir le spectre des possibilités de l’imaginaire, être force de proposition, de réflexion sur la base ambiguë (car concrète et abstraite en même temps) du dessin.
En termes de prospective architecturale, le XXe siècle à connu surtout deux camps. D’une part les modernistes et autres hygiénistes ou fonctionnalistes, progrès technique fermement chevillé au corps, se battant pour un ordonnancement du monde orchestré de manière pyramidale. D’autre part, tous ceux qui souhaitaient voire l’humain mis au centre des réflexions, et refusent de donner un chèque en blanc à la modernité.
Au moment où le génial et impitoyable Robert Moses transformait New-york, Jane Jakobs, théoricienne de l’urbanisme, militait pour des quartiers plus tournés vers eux mêmes.
De même, alors que les modernistes de la reconstruction rêvaient un monde toujours plus rapide où les bâtiments rationnels chevauchaient les autoroutes, Paul Virilio et Claude Parent matérialisaient à Notre-Dame du Banlay (Nevers) une nouvelle vision de l’eschatologie, une projection sombre du devenir de l’Humain à l’heure de la guerre froide.
Entre un camp et l’autre, la réalité semble avoir pris un parti médian, du moins jusqu’ici.
Cependant en matière de prospective, les fantasmes contemporains guidés par la technique semblent assez pauvres. Ils ne proposent pas de réels changements d’usages, de mode de vie, mais plutôt une adaptation des besoins écologiques aux modes de consommation existants, comme on l’a vu.
On imagine pas limiter drastiquement la circulation de marchandises, tendre vers de nouveaux modes de transport semi collectifs, on préférera se figurer des routes en panneaux solaires avec des voitures et des camions alimentés par cette énergie , sans pour autant envisager l’impact écologique et économique irréaliste de ce type de dispositif (1).
"« La route solaire s’inscrit dans la transition énergétique : promesse de croissance verte, création d’emplois, innovation », s’était félicitée Ségolène Royal lors du lancement du chantier, en octobre. Un peu vite, elle avait alors annoncé que la production attendue était de « 17 963 kilowattheures (kWh) par jour », avant de rectifier sur le site internet du ministère, qui ne fait plus état que de « 790 kWh par jour », soit vingt-deux fois moins." (1)
Autre exemple, tout le monde ou presque s’accorde sur le fait que les villes doivent tendre vers l’autosuffisance alimentaire, pourquoi ne pas penser réellement la dé-densification des métropoles pour permettre au foncier de baisser ce qui entre autres bénéfices (comme d’offrir un logement abordable à tous) dégagerait l’espace nécessaire à l’établissement des 700m2 de terres cultivables/ habitant (2) (surface nécessaire pour atteindre l’autosuffisance).
Comparaison (en plan) de densité du tissu urbain entre La Havane (à gauche) et Paris (à droite). La vue en plan ne fait cependant pas figurer la hauteur des immeubles (R+1, R+2 pour La Havane, R+6 R+7 pour les constructions parisiennes).
Certaines villes comme La Havane sont dès aujourd’hui capable de produire 50% de leur alimentation. Leur densité cependant se situe autour de 3000 ou 4000 hab/km2, là ou les villes du Grand Paris accueillent entre 21 000 et 26 000 hab/Km2 environ. Les cités ainsi transformées seraient l’opportunité d’inventer des dizaines d’espaces innovants, à plusieurs échelles, en mélangeant tous types de programmes : logements, tertiaires, agricoles, production localisée d’énergie. Je repense à Philippe Rahm à l’exposition 2015 «Revoir Paris», qui seul soutenait la thèse qu’il faudrait délaisser Paris, ville musée fantomatique, pour lui préférer un réseau de plus petites villes présentant des atouts énergétiques intéressants.
On envisage aujourd’hui à l’inverse étendre la centralité de la capitale pour l’inscrire dans la compétition des grandes métropoles internationales, augmentant d’autant les prix des loyers, tout en dévitalisant les régions de plus en plus loin à mesure que la sphère d’influence de Paris croît. L’Île De France concentre à elle seule 20% (un peu moins du quart) de la population française, 5 600 000 emplois soit presque 22% du pays (3). En comparaison, le bassin Lyonnais n’est que de 745 000 emplois, Marseille : 340 000 (ville seule). La force d’attraction est trop grande pour un aménagement harmonieux du territoire, et provoque de nombreux désagréments.
Pour ce qui est de l’agriculture urbaine, elle se limite à la greffe de serres aux derniers étages de buildings neufs, sans réel souci de création d’espace ou d’efficience. Dans le meilleur des cas, il s’agit de fermes futuristes hydroponiques capables d’utiliser en interne les déchets produits par chaque plante ou animale pour nourrir une autre espèce. Sans même rentrer dans des considérations éthiques, philosophiques ou morales sur notre rapport au monde vivant, ce type de solution reste impossible à généraliser du fait de l’énorme quantité de métaux, de plastique et d’énergie qu’il faut pour faire pousser la moindre salade.
Il serait également question des biotechnologies, des nanotechnologies, et des imprimantes 3d. Dans ce dernier cas, il est utile de rappeler qu’il n’est possible d’imprimer qu’un seul matériau à la fois (4). Doit-on comprendre qu’un bâtiment imprimé ne pourra pas être composite? Et comment réparer ce type de construction? Combien d’emplois, de savoirs faire seraient laissés pour compte si une telle entreprise devait aboutir?
"6 brilliant examples of 3D-PRINTED BUILDINGS", inhabitat.com
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On pourrait prendre des dizaines d’autres exemples de ce type sur la manière de produire de l’énergie, d’envisager la matérialité de l’édifice, la voirie, l’espace public, la campagne, bref l’intégralité de notre rapport au monde.
En se basant sur des solutions technologiques faisant la part belle au business, la prospective néolibérale néglige totalement l’aspect des mœurs, de l’Humain. Elles conviennent au marché parce qu’elles en utilise les canaux de production et de distribution classique.
Elle garantissent, au moins sur le papier, des emplois, et grâce à l’obsolescence programmée de tous ces systèmes complexes, elles promettent de pouvoir recommencer l’opération fréquemment.
Cependant, si l’objectif est de répondre à la crise environnementale (entre autres) il faut poser la question de l’efficience de cette stratégie à garantir la soutenabilité des modes de vie humains plutôt que des bâtiments à l’exploitation propre, mais dont la création et la destruction produit des monceaux de déchets intraitables.
La prospective n’est plus tolérée qu’au sein des règles d’un système qui mesure depuis quelques temps déjà, ses propres limites. En suivant l’idée précédemment exposée que la réalité en terme de projection se manifeste souvent sur une médiane entre deux visions, la ville de demain risque fort de ressembler à celle d’aujourd’hui, mais en un peu moins bien, crises successives obligeant.
SUITE :
(1) Le Hir, Pierre, "En Normandie, une route solaire au banc d’essai", lemonde.fr, Publié le 21 décembre 2016 à 11h14 - Mis à jour le 22 décembre 2016 à 11h37
(2) Permaculture agroécologie etc..., Autonomie Alimentaire (quelle surface ?), www.youtube.com, consulté le 02/06/2019
(3) Comparateur de territoire, INSEE.fr consulté le 02/06/2019
(4) Cf. Bihouix, Philippe, «l’âge des low tech»,Editions Anthropocène Seuil, Paris, 2014
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