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Photo du rédacteurPhilippe BENOIT

Cultiver la ville?


Photographie des drapeaux sur le toit de « la Recyclerie », Paris XVIIIe, Philippe BENOIT

 

Influencé par les courants de pensée nés aux États-Unis dans les années soixante-dix (1), l'aménagement contemporain des espaces végétalisés tend à rompre avec les concepts de la période précédente, notamment en réintroduisant la notion de nature vivrière (production de nourriture) dans les zones urbaines.

Parmi les nombreux champs d'action qu'empreinte l'écologie en ville, celui de l'agriculture urbaine "low-tech", soit les jardins collectifs ou familiaux, semble en être une forme éprouvée, et très tendance chez les aménageurs publics et privés des métropoles.

Il convient cependant de se prêter à un premier retour sur expérience des modes opératoires, de sous peser la complétion des objectifs qui traversent cette agriculture urbaine pour s'en faire un avis critique.*


Depuis les années quatre-vingt-dix, les villes ont vu réapparaitre les potagers urbains. Souvent touffus, parfois broussailleux, on y croise de nombreuses espèces de plantes, voire d'animaux, poules ou moutons.

Ils rompent avec l'uniformité des espaces "verts" modernes. Les grands parcs ayant peu à peu perdu leur fonction pédagogique, ils ne représentaient plus, à la fin du XXe siècle, que l'expression radicale d'une nature monotone, réduite à ses seuls emplois d'ornement et de loisir, une fois que classés en "surfaces vertes" par la charte d'Athènes (2).

La fonction "vivrière" de la nature dans l'espace public (production de nourriture) n'est pas nouvelle pourtant. Les jardins ouvriers, bien qu'en déclin, remplissent cette fonction depuis le XIXe siècle, et cohabitent aujourd'hui avec d'autres formes plus récentes.

Les aménités d'agriculture urbaine se divisent par conséquent en deux groupes, certes proches mais distincts.


Le premier, les jardins ouvriers, devenus "jardins familiaux" dans le code rural de 1952, sont inventés par Félicie Hervieu à Sedan en 1889 (3). Très populaires dans l'après guerre, ils sont peu à peu tombés en désuétude avec le développement des jardins privés du périurbain, dans les années 1970, avant connaitre un léger regain d'intérêt ces vingt dernières années.

Le second, les jardins partagés, sont une forme cousine des jardins ouvriers. Au moment où en France, ces derniers perdent de leur popularité, outre-Atlantique une poignée de New-Yorkais commencent à cultiver les friches industrielles. La formule d'avant-garde fait école, et se répand bientôt dans le monde occidental, en s'institutionnalisant.

Ces deux groupes ont en commun d'être une attribution de parcelles de terre cultivable à des particuliers dans l'espace public. Il s'agit de politiques sociales, qu'elles soient l'accès des populations défavorisées à la (presque) propriété privée d'un potager, ou la création d'un espace d'échange et de partage au sein d'un quartier.


Cependant des différences existent.

Dans le premier cas, les jardins sont alloués par bail individuel à durée longue et renouvelable. Chaque lopin est enclos, et donc uniquement accessible à ses propriétaires. Les terrains sont de taille importante (environ 200m2), avec pour la plupart un accès à un l'eau, et une cabane de stockage du matériel (4).

Dans le second cas, l'attribution est associative, généralement renouvelée annuellement. Les surfaces cultivées individuellement sont de plus petites tailles (>80m2), regroupées au sein du jardin partagé ouvert à tous (après avoir passé un contrôle d'accès). Les usagers partagent des espaces communs.


Photographie du jardin partagé « l’usine à gazon », Saint-Denis, Philippe BENOIT

 

Si ces politiques d'aménagement portent des valeurs écologiques et sociales, il est utile de préciser leurs objectifs pour évaluer leur capacité ou non d'atteindre leurs ambitions.


Premier objectif : L'adaptation sociale. La fonction vivrière de la nature en ville fait passer les habitants du statut de consommateur à celui d'acteur des "espaces verts" (4).

L'idée de "faire-faire" la ville par ses habitants, rejoint de façon subjective, l'appétence contemporaine pour une gestion plus participative et démocratique de l'espace public.

La réalisation d'un jardin partagé devient un catalyseur social, l'occasion pour les usagers de tisser des liens  entre eux autour de l'invention du projet, de des règles communes d'occupation de l'espace. C'est également un moyen de développer l'ancrage des habitants à leur territoire, dans sa dimension climatique, saisonnière, naturelle.

Enfin, les potagers urbains donnent accès à une nourriture saine, très peu chère, et non transformée aux populations défavorisées, n'ayant pas les moyens d'accéder à une alimentation de qualité.


Deuxième objectif : l'adaptation climatique. L'agriculture urbaine rejoint des considérations d'adaptabilité face aux dérèglements climatiques en augmentant le nombre de fonctions de la nature (cf. "Ça sert à quoi les arbres"). Parmi elles, réinstaller la production alimentaire au coeur des villes, c'est à dire dans les espaces que le XXe siècle n'avait dédié qu'à la consommation.

Cette reconfiguration (5) induit deux idées à long terme : diminuer la dépendance des cités aux échanges internationaux de marchandises (et donc garantir une sécurité alimentaire). Par là même, réduire l'empreinte carbone liée au transport, qui je le rappelle, est responsable de 38% des émissions de CO2 en France (6).

Pour s'alimenter localement, malgré leur taille et leur densité, les métropoles contemporaines devront puiser dans un rayon très large du territoire qui les entoure, impliquant également un besoin de transport. Produire une partie de l'agriculture en ville "diminue" ce périmètre.

Par ailleurs, la végétalisation des villes de façon générale tend à rendre la ville plus fraiche durant les mois d'été (cf. "Ça sert à quoi les arbres").


Le respect de ces deux types d'objectifs (écologiques et sociaux) détermine l'efficacité d'une opération d'agriculture urbaine. Cependant chacune d'entre elles montre des limites, qu'elles soient une contradiction intrinsèque ou un problème d'attribution des rôles de décision.


Dans le cas des jardins familiaux, leurs détracteurs mettent en cause la pollution qu'ils génèrent par leur distance des lieux d'habitation (usage de la voiture) et par l'utilisation immodérée de pesticides/engrais que font les propriétaires.

Par ailleurs, l'attribution d'espace public à des particuliers est souvent perçu (à tort ou à raison) d'un mauvais œil, accusé de générer un entre soi "banlieusard". Les jardins familiaux sont pour ces raisons souvent jugés obsolètes (4).

Cependant, leurs contradictions vis-à-vis des ambitions écologiques ont surtout à voir avec des problèmes de conception et de gestion, améliorables simplement. Ils ne doivent pas faire perdre de vue leur capacités à toucher aux autres buts.


Les jardins partagés, souvent opposés aux jardins familiaux, ont aussi leurs termes. D'abord, la fabrique de l'espace public par des particuliers peut se faire au détriment des travailleurs publics.

Lorsque ces jardins occupent des espaces verts existants, les bénévoles remplacent des emplois.

"Faire-faire" la ville par ses habitants, une idée subjectivement démocratique , qui peut devenir objectivement précarisante. Surtout si d'autres tâches de la maintenance sont sous-traitées à des entreprises privées (4).


Ensuite, les jardins participatifs occupent depuis leurs origines des friches urbaines. L'occupation "sauvage" des débuts s'est institutionnalisé au tournant du millénaire, pour devenir un outil courant d'aménagement urbain : l'urbanisme transitoire (7).

En 2018, la région parisienne comptait près de 80 opérations de ce type, et parmi elles, 9% étaient dédiées au maraîchage participatif (8).

Dans ce cadre la plupart des projets sont pilotés par des associations, d'autres par des entreprises privées. Ces acteurs ont des objectifs fondamentalement différents.


Photographie du jardin partagé de « l’Agrocité», Gennevilliers, Philippe BENOIT

 

Dans le premier cas, la dimension sociale et écologique est bien présente. Une communauté est invité à se construire autour de la gestion de ressources d'espace cultivés, comme par exemple à l'Agrocité de Gennevilliers.

Dans le second, le but est avant tout d'apparaitre attractif au consommateur jeune, urbain et aisé. Malgré elle, la démarche contribue à la gentrification et de spéculation immobilière.

On peut notamment citer la Recyclerie (Paris XVIIIe) ou la Cité Fertile (Pantin), tout deux pilotés par l'entreprise d'ingénierie culturelle Sinny et Ooko.

Certes, dans l'exemple de ces deux projets, des associations jouent également un rôle. Mais il ne faut pas perdre de vue que c'est l'entreprise qui dirige le projet avant tout. Sans doute plus vertueuse que d'autres, elle sert avant tout ses intérêts propres.


On peut cependant opposer à l'urbanisme transitoire son caractère temporaire, incompatible sans mauvais jeux de mots avec la notion de "durabilité". La plupart de ces projets ne durent pas trois ans (8), cinq pour les plus longs quand il sont reconduits.

Par ailleurs, la popularité de ces interventions pousse certains promoteurs à proposer des projets transitoires même sur des périodes très courtes, pour redorer leur image. Ce faisant ils illustrent à merveille les expressions de "Social-Washing" et de "Green-Washing" (9).


Que l'on se réjouisse ou non de la fin du fonctionnement très "vertical" des politiques d'aménagement, la perte de contrôle des collectivités sur l'espace public, parfois au profit d'entreprises privées, pose question.

L'apparition de ces acteurs à tout à voir avec un tournant néolibéral de la gestion des villes. Elle peut dès lors faire basculer des espaces d'expérimentation sociale et écologique vers l'industrie culturelle.

Jardins familiaux ou partagés ne sont donc pas à considérer comme des réussites à priori ou des lueurs d'espoir précieux dans un monde crépusculaire. Elles sont plutôt des éventualités d'aménagement, sur lesquelles il convient de rester critique.

Les enjeux qu'elles portent sont pourtant essentiels. Leur mise en œuvre, comme souvent, détermine leur réussite potentielle, à l'aune de leur capacité à remplir des objectifs écologiques, et sociaux.


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*Ce texte ne traite pas des expériences high-tech d'agriculture en hydroponie. Ce modèle, très gourmand en matériaux et en énergie ne me semble pas donner lieu à des solutions durables pour nourrir la population.


1) La green guérilla initiée par Liz Christy par exemple. Pour en savoir plus : https://en.wikipedia.org/wiki/Liz_Christy_Garden

(2) La charte d'Athènes : "La charte d'Athènes a constitué l’aboutissement du IVe Congrès international d'architecture moderne (CIAM), tenu lors d'un voyage maritime entre Marseille et Athènes 1 en 1933 sous l'égide de Le Corbusier. Le thème en était « la ville fonctionnelle ». Urbanistes et architectes y ont débattu d’une extension rationnelle des quartiers modernes". wikipedia.org, https://fr.wikipedia.org/wiki/Charte_d%27Ath%C3%A8nes_%281933%29

(3) Félicie Hervieu qui a initié le mouvement des jardins familiaux, développé par la suite par l'abbé Lemire. Pour en savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9licie_Hervieu

(4) Ernwein, Marion, "Les natures néolibérales de la ville, une écologie politique du végétale et de l'urbain", UGA éditions, Grenoble, 2019

(5) Dans un contexte où les crises liées au climat et à l'énergie sont annoncées comme de plus en plus fréquentes, il est important que les cités ne dépendent plus uniquement d'un approvisionnement gourmand en énergie (transport sur de longues distances). Les villes doivent donc permettre aux populations de tendre vers l'autosuffisance, soit de pouvoir continuer à s'alimenter si le va-et-vient des camions à Rungis devait s'arrêter. Cette idée va de pair avec une réduction de l'empreinte carbone liée au transport.

On peut opposer à l'agriculture urbaine que les villes d'avant l'ère préindustrielle (soit un exemple concret de villes décarbonées) ne produisaient pas énormément d'agriculture urbaine, hormis l'élevage de certains animaux.

Il faut cependant voir le problème à plus large échelle. Ces cités étaient très denses, et peu étendues. Leur domaine de production commençait par conséquent en périphérie directe de la ville, soit à quelques centaines de mètres de l'hypercentre.

Il existait dans ces structures une taille critique définie par le rapport entre les besoins alimentaires de la ville, et la vitesse d'acheminement  la nourriture depuis les points les plus reculés du territoire de production, avant qu'elle ne soit plus consommable.

Dans l'idée que les métropoles contemporaines ont largement dépassées cette dimension, et qu'il sera très difficile d'y revenir même avec une dédensification importante, il est essentiel de penser la question de l'agriculture urbaine comme une partie de la solution.

(6) INSEE, "Émissions de CO2 par activité en 2000 et 2018", https://www.insee.fr/fr/statistiques/2015759#graphique-figure1

(7) Rappel du phénomène simplifié pour comprendre le rôle des jardins participatifs dans ce contexte. Dans les métropoles occidentales, l'augmentation dramatique du prix du foncier (les terrains) rend très onéreux pour un propriétaire (le plus souvent public) de conserver un terrain inoccupé, notamment en frais d'entretien et de gardiennage.

Les projets urbains sont par ailleurs de plus en plus long à être mis en œuvre, à cause entre autres, des politiques d'austérité budgétaire, des baisses de dotation de L’État au collectivités, depuis la crise économique de 2008.

Les friches sont donc confiées à des associations en leur donnant la possibilité de réaliser un projet, en échange de l'entretient et du gardiennage du site, le temps que le projet final soit réalisé.

Investir un vide de la ville permet d'en contrôler l'accès (et paradoxalement éviter qu'elle soit squattée spontanément, ou pour être plus polissé, trancher le débat entre droits d'usage et de propriété par la mise en œuvre d'un cadre institutionnel).

Cette politique peut aussi s'apparenter à un test grandeur nature de programmation pour associer les usagers au changement, et vérifier la pertinence d'une proposition in situ, avant d'engager des frais importants.

On parle "d'urbanisme transitoire", dans la mesure où la programmation est amenée à muter à l'issu d'un temps définit à l'avance.

(8) IAU Île-de-France, "Urbanisme transitoire, optimisation foncière ou cabrique urbaine partagée", janvier 2018, https://www.iau-idf.fr/fileadmin/NewEtudes/Etude_1427/UrbanismeTransitoire.pdf

(9) "Green-Washing" : "procédé de marketing ou de relations publiques utilisé par une organisation (entreprise, administration publique nationale ou territoriale, etc.) dans le but de se donner une image de responsabilité écologique trompeuse. La plupart du temps, les dépenses consenties concernent davantage la publicité que de réelles actions en faveur de l'environnementet du développement durable." https://fr.wikipedia.org/wiki/Greenwashing

"Social-Washing" : Procédé identique au précédent, mais utilisant des ressorts sociaux.

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