L'article suivant est écrit par une auteure amie: Aude Géant, architecte et signataire du mouvement pour la Frugalité Heureuse et Créative. Comment faire évoluer notre pratique d'architecte? Comment les défis écologiques sont une opportunité de renouveler nos méthodes et de rapprocher l'architecture de l'Humain? Elle s'inspire de l'oeuvre de Lucien Kroll pour proposer le texte suivant:
On est en droit de se demander si la vraie mission de l’architecte n’est pas de mettre ses compétences, ses connaissances et ses talents au service des gens via simplement l’accompagnement.
Aude Géant
Quartier Admiraalsplein, Dordrecht, Pays-Bas, 1998 © Atelier Lucien Kroll © Adagp, Paris, 2015
J’ai découvert Lucien Kroll grâce à Gilles Hériard Dubreuil (cf notamment son article “Société : fuir ou réparer ?“). Lucien Kroll est un architecte, essayiste et urbaniste belge né dans les années 1930, auteur de nombreux ouvrages tels que Tout est paysage, Participory Process ou encore Techniques contre humanisme. Son oeuvre la plus connue est la maison médicale du campus de Woluwe-Saint-Lambert de l’université catholique de Louvain. Mais malgré ma formation d’architecte, ce ne sont pas ses réalisations qui m’ont le plus touchée. Non : ce qui m’a tout de suite plu, c’est qu’il ait su conserver son humanité, rester à l’écoute et accessible dans un monde où tout se spécialise, doit aller vite, se faire tout de suite et pour pas cher.
L’architecture ne fait pas exception : elle est, elle aussi, soumise aux impératifs absurdes d’une société de l’instantané. Les gens imaginent souvent l’architecte comme un artiste maniant le crayon avec dextérité pour nous faire rêver, un sachant capable de tous les projets, un chef d’orchestre régissant les équipes avec habileté sur les chantiers – ils ont aussi parfois en tête les scandales liés aux dépassements budgétaires. Pourtant, cette vision ne représente que les grandes figures de la profession, ceux réalisant les bâtiments emblématiques. Ceux-là ont souvent un ego à la mesure de leurs projets et évoluent dans des sphères que peu peuvent atteindre.
Qu’en est-il de ceux qui œuvrent dans l’ombre ? Ceux qui construisent les appartements à côté de chez vous, qui conçoivent les bureaux de l’autre côté du périphérique ? Ceux qui font 95 % des projets restants sont, si ce n’est toujours, du moins souvent, des architectes pressés par le temps, les contraintes économiques, les réglementations, les desiderata des grands groupes français de l’immobilier et un programme réduit à son stricte nécessaire. Ils voudraient faire mieux, ils le peuvent rarement et finissent par dessiner des plans normés, sans histoire, tout juste bons à construire un maximum de mètres carrés sur une parcelle donnée pour permettre à tel ou tel major une certaine rentabilité.
Il ne faut pas leur en vouloir : ils sont pris dans les rouages d’une civilisation qui a perdu le sens de l’essentiel, et nous pousse à fabriquer quand on en a enfin la possibilité et les moyens des formes chatoyantes plutôt qu’accueillantes. Même si on n’en est plus aux grands ensembles, aux barres d’immeubles perdues dans un parc sans limite, aux villes nouvelles de l’après-guerre assujetties au chemin de grue et à l’urgence de la reconstruction, la rationalité géométrique, lisse, sans heurt ni surprise, et au final sans âme, est restée prédominante dans notre métier, au détriment de la réalité plus chaotique, plus organique, plus évolutive qu’est la vie, qui a régi les constructions ordinaires pendant des centaines d’années.
Alors, dans la hâte, on en oublie souvent de se demander POUR QUI est fait le bâtiment, POUR QUI ces mètres carrés sont bâtis. Il ne s’agit évidemment pas du maître d’ouvrage, commanditaire du projet mais de celles et ceux qui vont y habiter, y travailler, y étudier, y consommer, s’y divertir. Ce sont les usagers qui devraient être premiers dans la démarche de réflexion des espaces où ils vont évoluer. Or, ce sont souvent les derniers consultés. Si bien qu’il faut aux habitants, aux employés de bureaux, aux professeurs et à tant d’autres, des trésors d’ingéniosité pour coloniser petit à petit les lieux, pour réussir à les personnaliser, à se les approprier, à les humaniser.
Lucien Kroll nous dit à ce sujet : “Les habitants sont toujours les grands absents de tous les projets d’architecte” alors même que “L’habitant possède toujours un trésor perdu par les architectes : une culture de l’échelle domestique et de la complexité, une bonhomie qui fait les paysages aimables. Les architectes mettent de l’ordre et de la grandeur et stérilisent le tout”.
Deux mouvements, deux manières de faire décrits par Lucien Kroll de la façon suivante : “deux politiques d’habitats sont possibles. L’une est celle de l’autorité maternante dont les spécialistes calculent les besoins, fabriquent des objets à habiter, rationnels, confortables, hygiéniques (…). L’autre est participative, pluraliste, elle englobe chaque interlocuteur comme une personne et non comme une fonction, elle suppose une compréhension, une pédagogie, un échange des responsabilités, un partage des rôles.”
Lucien Kroll a fait le choix d’avancer sur cette deuxième voie, la voie de la consultation, de la participation citoyenne active et créative dans le processus de conception. De procéder par incrémentation, où “l’incrémentalisme, est une façon écologique de décider : par la participation continue de toutes les informations et de tous les informateurs qui surgissent au cours de l’opération (…), une méthode intuitive, darwinienne, à l’image des tâtonnements de la nature…” Et nous sommes de plus en plus d’architectes à en prendre le chemin, car on peut tous constater les dégâts créés par les politiques d’habitat planifié, autoritaire et aseptisé induisant la répétition et la monotonie sur le territoire français. Il est temps de se souvenir du vrai sens de l’acte de bâtir, l’essence de notre profession : l’architecte doit concevoir pour mais surtout avec les gens.
Si on y regarde bien, ce que propose Lucien Kroll est transposable à bien d’autres domaines. On peut le retrouver dans la manière dont s’est construit le manifeste du courant pour une écologie humaine. Tout comme il y a eu les assises de l’écologie humaine, il semble cohérent de demander aux futurs habitants, employés, voisins du bâtiment, leurs ressentis, leurs envies et surtout leurs besoins réels avant de poser le crayon sur le papier (ou plutôt, aujourd’hui, la main sur la souris) pour ne pas seulement concevoir une belle boîte où il faudra ensuite rentrer au chausse-pied les fonctions nécessaires au bon fonctionnement du programme mais bien un projet communautaire concerté.
Pour ma part, je suis totalement en accord avec ce principe, je fais d’ailleurs partie de plusieurs associations et mouvements qui prônent l’écologie du faire ensemble tant dans l’architecture que dans ma vie quotidienne, la Frugalité heureuse et créative, mouvement rassemblant des acteurs du bâtiment et de l’aménagement du territoires, en est le plus bel exemple.
Ces derniers mois, j’ai eu la joie de faire partie d’un chantier participatif organisé par l’association Aurore. Le projet, une halle multi-activités pour un CHU (Centre d’Hébergement d’Urgence) à Paris, fût l’occasion pour moi de travailler comme bénévole aux côtés d’un charpentier et d’une équipe de quinze demandeurs d’asile de plusieurs nationalités. J’ai rarement vu plus belle manière d’exercer mon métier, être au contact au jour le jour avec les futurs usagers, partager des savoirs, des savoirs faire et des savoirs être, prendre le temps d’approfondir les conversations pour mettre au jour des idées aussi farfelues qu’intelligentes.
Quel bonheur de créer, de nos petites mains des fermes avec du bois de réemploi et des panneaux d’isolation avec du béton de chanvre pour faire prendre forme aux plans dessinés par les supers architectes de l’Atelier A+1. J’y ai vraiment pris beaucoup de plaisir et j’y ai trouvé bien plus de sens qu’en cinq années d’agence. On est en droit de se demander alors si la vraie mission de l’architecte n’est pas de mettre ses compétences, ses connaissances et ses talents au service des gens via simplement l’accompagnement. Il faudra pour cela qu’ils se mettent à l’écoute, qu’ils fassent preuve d’humilité en acceptant de se mettre un peu de côté, qu’ils trouvent enfin le moyen d’élaborer un langage commun. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons construire ensemble ce que sera demain.
Je terminerai par cette citation qui résonne particulièrement en moi, en tant qu’architecte, en tant que femme mais surtout en tant qu’humain habitant notre maison commune “l’écologie n’est pas une nouvelle mécanique, mais une attitude empathique” : sachons réinventer nos métiers pour répondre à l’altérité.
Aude GÉANT
Aude Géant est architecte depuis 2010. Après 5 années passées à travailler dans une agence parisienne, elle ouvre en 2018 son propre cabinet, l’agence d’architecture G3A* pour pouvoir exercer sa profession suivant ses convictions…
Agence d’Architecture G3A contact.agenceg3a@gmail.com / 0648808237
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